La moisson
Hyperspéculation, rumination, trituration
La moisson, Vincent Van Gogh
« Celui qui cultive son champ est rassasié de pain. » (Bible, Livre des proverbes)
L'analogie a beaucoup servi en sciences, et sert certainement encore beaucoup, comme méthode de découverte. On pourrait parler de la découverte des ondes sonores, puis lumineuses à partir des ondes sur l'eau... Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander, dans leur livre L 'analogie, cœur de la pensée, ont ébauché dans quelques chapitres une histoire de l'analogie en science. De la découverte des ondes sonores et lumineuses à celles d'Einstein...
L'analogie est essentielle pour comprendre la psyché humaine. On peut aussi parler d'un certain vertige de l'analogie, de la résonance ou de la ressemblance - voire d'une pathologie. Les anciens voyaient tout sous l'angle des rapports.
On parle de raisonnement par analogie, comme il y a un raisonnement par induction. Le raisonnement par analogie est une ressource discursive qui puise sa force dans la résonances des choses de l'univers (qui finalement, je dirais, convergent dans une analogie de l'être : elles ont essentiellement en commun leur caractère d'étant).
Il y a une chanson du chanteur M que j'aime beaucoup, « Aime », et dans cette chanson, il y a ces paroles, qui susciteront chez vous, je l'espère, un certain intérêt : « Tantôt mobile tantôt tranquille, je moissonne sans bousculade » (et le plus intéressant est le titre de la chanson).
On peut, et il le faut, appliquer cette phrase aux affaires humaines, cela ouvre immédiatement un certain champ, que je vais tenter d'explorer.
En agriculture, la moisson est la récolte de plantes à graines, principalement les céréales. Le terme s'emploie préférentiellement pour les céréales à paille (blé, orge, avoine, seigle) ; pour le maïs on parle plutôt de récolte.
Le terme désigne aussi la période pendant laquelle a lieu la moisson, et le produit de cette récolte.
Evolution du matériel utilisé : faux, faucilles et sapes puis faucheuse, moissonneuse lieuse, batteuse et enfin moissonneuse batteuse.
D'un point de vue symbolique, notons déjà que la moisson est un thème des Evangiles. Des humains sont rassemblés en vue de la vie éternelle. Jésus a comparé cette oeuvre à une moisson, la plus grande de tous les temps. Le thème apparaît aussi dans la parabole du bon grain et de l'ivraie (Nouveau Testament) ou dans le livre de Ruth (Bible Hébraïque) : le livre de Ruth se passe au temps de la moisson qui accompagne la naissance de l'amour. C'est aussi le thème de la Chanson des blés d'or qui fut extrêmement populaire dans les campagnes françaises. Enfin, l'hymne national catalan, Els Segadors, (les moissonneurs) fait référence à la Révolte des faucheurs (ou guerre des moissonneurs, 1640-1659).
La moisson s'accompagnait traditionnellement de rituels divers : en Europe, par exemple, les rituels liés à la dernière poignée d'épis, la dernière gerbe, la dernière charrette, le repas de clôture de moisson, les croix de moisson, la messe des blés.
Dans de nombreuses cultures, au moins à partir du néolithique, la moisson précédait le stockage du blé et la fabrication du pain, activité essentielle. Au point même où les grecs firent de la moisson une déesse, Déméter.
Déméter, déesse grecque des cultures et des moissons, déesse de la fertilité et de l'abondance
Moissonner, au sens propre comme au sens figuré, c'est récolter les fruits de son travail. Mais que se passe-t-il lorsque nous passons notre temps à planter, semer (comme on dit), sans presque jamais penser à récolter. Savoir moissonner, voilà une clé intéressante (You have to take this moment). Moissonner, c'est faire passer d'un stade de croissance à un stade de résultat. C'est finir un cycle. Il y a l'idée de récolter les fruits de son propre travail, mais aussi potentiellement celui d'autres hommes.
Des chanteurs ont chanté la moisson, comme l'artiste Neil Young dans son album «Harvest », (Moisson en anglais), des artistes ont peint ce moment si particulier, ce moment charnière de la vie paysanne. A ce propos et pour rester dans le domaine de l'action, j'ai toujours admiré mon père et son côté paysan qui ne s'arrête jamais et œuvre continuement - lentement mais sûrement.
Le concept de moisson implique celui de ressource, de richesse, qui sont connexes (le temps et l'espace sont des ressources). Or, à un certain niveau, tout est ressource, le réel est une ressource inépuisable. Savoir moissonner est une attitude, elle demande une mise en condition.
Dans une certaine mesure, l'homme est ce qu'il fait, mais aussi ce qu'il voit, ce qu'il lit... Choisir nos occupations, mais aussi notre « nourriture culturelle » (nos « nourritures terrestres » dirait Gide) a donc une grande importance et conditionne notre accomplissement.
Moissonner le savoir
Après avoir planté (travaillé, labouré, labeur – je préfère le mot labeur au mot travail), on peut moissonner. On peut aussi moissonner sans planter. Et la culture humaine à travers les siècles peut être vue comme un immense champ (pré, défi) à moissonner, encore et encore, mêlant le passé, le présent, le futur, l'espace... Il y a l'idée d'abondance. Des nains sur les épaules de géants. Et le champ culturel dont je parle est infini, il grossit tous les jours : tous les ans, 1000 films sont produits dans le monde, 78000 livres sont publiés en France, soit 200 livres par jour, et combien de chansons, de documentaires, d'émissions de télévision, de pages web ? Champs ou mines intellectuelles.
Ernest Biéler, La moissonneuse
Dans son film « Histoire(s) du cinéma », Episode 3A, Jean-Luc Godard met en scène un long bruit de machine enregistreuse, à chaque fois que la voix off émet un concept, manière de figurer le processus par lequel on passe de l'idée à la récolte des résultats.
Moissonner peut vouloir dire traiter (selon les circonstances, on préférera l'abandon, le lâcher prise). Voir ce que peut être un traitement.
Typologie des moissons (modes et modalités). Si l'on parle de moisson, il faut parler d'autres activités qui sont connexes. Il y a un temps pour la moisson, il y a aussi un temps pour se former, s'informer, planifier, acheter, labourer, planter, arroser, tailler, traiter, voire bichonner... On peut bichonner une tâche, un texte par exemple. « C'est le soin qui fait prospérer l'ouvrage », nous disent les sages, engranger...
Alors qu'on demandait à Oscar Wilde ce qu'il avait fait dans la mâtinée, il répondit : « J'ai ajouté une virgule ». Puis alors qu'on lui demandait ce qu'il avait fait dans l'après-midi, il répondit : « Je l'ai ôtée ».
On sait qu'après avoir semé, le temps de maturation est important. Il ne sert à rien de tirer sur l'herbe pour la faire pousser.
"Avec le temps et la patience, la feuille du mûrier devient de la soie. Patience ! avec le temps l'herbe devient du lait.", Proverbe chinois
Une moisson se fait selon une procédure. On peut moissonner avec une machine, ou avec un simple outil (faux), ou à la main, moissonner avec une moissonneuse batteuse se révélera bien plus performant en termes de rendements (cela implique l'usage d'une machine, d'un volant, d'un moteur, d'énergie. Un volant, cela permet de se diriger dans l'espace, il y a aussi des volants temporels... tout moteur nécessite de l'énergie pour fonctionner), mais éthiquement discutable. Par exemple, certains, comme le Mahatma Gandhi, refusent l'utilisation des machines dans le travail des hommes. Ceci peut s'entendre (perte des savoirs-faire).
Le battage consiste à séparer le grain de la paille. Ceci est très éclairant : l a moisson n'est pas une récolte « aveugle »mais doit discriminer le bon à engranger du mauvais...
Finalement, et je continue à prendre ce concept dans son sens figuré, c'est à dire par rapport à nos affaires de tous les jours, on peut organiser ses moissons par types, comme il y a des moissons par types de plantes à moissonner. Typologie du faire.
L'emploi de la moissonneuse batteuse nous suggère d'abord qu'il y a différentes échelles de moisson : à petite échelle (avec une faux...) et à grande échelle (avec une moissonneuse batteuse). D'où l'importance des outils utilisés. Il y a la micro-moisson et la macro-moisson. Avec un continuum. L'action au point de vue micro et macro. « Les petites choses n'ont l'air de rien mais elles donnent la paix », Bernanos. A l'inverse, « Penser grand va rendre votre vie grande », David Schwartz, « The magic of thinking big ». A ce propos, la pensée par dualismes, en pensant toujours aussi par le contraire de notre pensée première, peut-être une ressource. Quand on pense grand, penser petit, quand on pense petit, penser grand, la possibilité enfin d'accéder au non-dualisme et à une certaine indifférentiation des concepts : le grand dans le petit, le petit dans le grand...
On pourrait accoler au mot moisson différents dualismes : jour/nuit, mobile/immobile... Voire des adjectifs, noms, verbes... Toute la grammaire : La moisson-ville, La moisson intime (s'occuper de ses sentiments, en faire des matériaux, par exemple, certaines thérapies conseillent d'écrire des « lettres de colère » on peut aussi écrire des « livres de gratitude » où l'on note chaque jour ses expériences positives...), La moisson bleue (« blue » est souvent associé, en anglais, à la déprime – to feel blue - faire de sa déprime un matériau), La moisson verte (avec par exemple l'idée qu'en recyclant, nous créons des ressources ; on peut aussi mettre en œuvre de nouvelles manières, ou d'anciennes, d' « épargner » la nature), La moisson-forestière (trouver des ressources dans la forêt, fruits, plantes à replanter chez soi, repos...), moissonner-conserver...
Moisson de jour, moisson de nuit. Pourquoi ne pas envisager le rêve comme une moisson nocturne ?
La moisson est un faire, concept qui trouve sa limite et peut-être son dépassement dans la notion de non-faire. Le non-agir ou l'action sans effort est une des idées centrales du taoïsme et jusque dans le zen. Par ailleurs, dans la philosophie indienne, le non-agir est l'attitude qui permet la libération de tout karma grâce au non-attachement à l'action et à ses fruits.
Le contraire de la moisson serait l'abandon (tout est vain), la tentation de laisser à l'abandon, le découragement, la négligence.
Un autre procédé peut être de juxtaposer deux termes qui se complètent et de faire de cette juxtaposition le point de départ de quelque chose. Par exemple : Moisson et paysage. Le concept de paysage et notamment ses relations avec l'action humaine ont largement été traitées par Miguel Benasayag dans son livre « Connaître est agir ». Vous pouvez vous procurer ce livre ou en lire le traitement que j'en ai personnellement fait sur le site Mneseek (Aller dans la section « Livres » du site).
Déclinaisons. On peut aussi utiliser le mot moissonner et lui chercher des compléments d'objet : Moissonner La journée de demain. Moissonner mes notes sur tel livre...
Etc etc...
La moisson-écriture
Moissonner, ce peut être simplement :
Appeler un ami ou mieux, le voir. La conversation peut être une moisson :
« C'est là [dans des conversations] qu'après avoir écouté les autres, il reprenait quelquefois les sujets qu'on croyait avoir épuisés, et que, recueillant les épis qu'on avait laissés après la moisson, il en faisait une récolte plus abondante que la moisson même », Fléchier
"Une de ces folles causeries de famille où l'on se plaît à engranger toutes les semailles, à jouir par avance de toutes les joies.", Honoré de Balzac, dans "Les illusions perdues"
Ecouter de la musique (écouter une chanson en anglais en écoutant les paroles), lire un livre (la moisson-lecture), regarder un film, regarder un tableau sont des moissons. Tout ce qui concerne le corps est une moisson, manger, faire ses besoins, il faut faire ses besoins, les besoins sont à faire.
La pulsion scopique est une moisson, comme tout plaisir pris.
On pourra consacrer une journée à voir ses amis... « L'organisation, l'organisation, l'organisation », Danton
Moissonner dans une file d'attente, ou du pouvoir d'amener dans notre psychée du moment n'importe quelle représentation (Marc Aurèle).
Faire le tour de tout, il y a de multiples manières de faire le tour de tout, dont on peut faire la thématique et la théorie.
Dans la phrase de M, « Je moissonne sans bousculade », c'est le « sans bousculade » qu'il faut chercher à atteindre.
Enfin, dans un livre que j'ai lu, « Effortless », l'auteur parle de ces actions qui créent les conditions d'une récolte future réitérée encore et encore, sans effort. Qui agissent comme un multiplicateur.
La moisson, Pieter Brueghel
Tout le domaine de l'agriculture (en y ajoutant la chasse et la pêche) peut être vu comme une grande métaphore de l'activité humaine. Il y a aussi les vendanges dont il faudrait circonscrire les diverses étapes, de même pour chaque type de culture et de récolte.
« Ah c'qu'on en a mangé, d'la vache enragée », Brigitte Fontaine, La vache enragée.
Comme dirait Brigitte Fontaine, nous avons assez mangé de vache enragée. Vient alors le temps de la moisson. Qu'en pensez-vous ?
N'avez-vous pas le sentiment, parfois, d'être à un cheveu d'atteindre votre but, mais de différer l'action, la simple action, qui vous permettrait de réussir (ce qui est différé n'est pas perdu). Cette action, c'est la moisson. Moissonner, c'est réussir.
La moisson, un énoncé à garder en tête. C'est ce que nous pouvons faire de mieux.
Moisson, Pierre Dalmas
Ce que j'aime dans ce tableau (Moisson, Pierre Dalmas), c'est que certains moissonnent, alors que d'autres se baignent. Idée de peinture géniale (moisson orientale).
Va en avant
Un bûcheron taillait des arbres dans la forêt pour profiter du bois, bien que celui-ci ne soit pas de qualité optimale. Un anachorète vint jusqu’à lui et lui dit :
- Brave homme, va en avant.
Le jour suivant, quand le soleil commençait à dégager la brume matinale, le bûcheron se disposait à entreprendre le dur labeur de la journée. Il se rappela le conseil que le jour précédant l’anachorète lui avait donné et décida de pénétrer plus avant dans la forêt. Il découvrit alors un massif d’arbres splendides en bois de santal. Ce bois est le plus précieux de tous, se distinguant par son arôme spécial. Quelques jours passèrent. Le bûcheron se rappela à nouveau la suggestion de l’anachorète et décida de pénétrer encore plus dans la forêt. Ainsi il trouva une mine d’argent. Cette fabuleuse découverte le fit très riche en peu de mois. Mais celui qui était bûcheron continuait à maintenir très vives les paroles de l’anachorète : « Va en avant ! », si bien qu’un jour il s’introduisit encore plus dans la forêt. C’est de cette façon qu’il atteint cette fois une mine d’or et qu’il devint un homme exceptionnellement riche.
Le Maître dit : « Va en avant ! », jusqu’à ton intérieur, jusqu’à la source de ta sagesse. Peut-il y avoir plus grande richesse que celle-ci ?
(Source : 101 cuentos classicos de la India, Ramiro Calle, traduction : Julien Guerraz)
A la fin de l'écriture de cet article, je m'aperçois que celui-ci pourrait s'apparenter à une « hyperspéculation » sur le thème de la moisson, ou encore de ce que l'on pourrait appeler une « rumination » philosophique ( Nietzsche), voire une trituration (Le Shôbôgenzô de Maître Dôgen).
Julien Guerraz
www.mneseek.fr (partage de liens internet culturels)